« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde ».
Ludwig Wittgenstein
L’affirmation de Ludwig Wittgenstein, le fameux philosophe du langage peut conduire à la conclusion que la pensée est contenue dans le langage.
L’idée que le monde réel ne peut pas être représenté en dehors des mots a été très répandue et argumentée surtout au début du XXe siècle par la plupart des philosophes, psychologues et linguistes. Autrement dit, le langage conférerait une structure logique à la pensée sans laquelle le monde serait une sorte de nébuleuse, un chaos indéchiffrable, un univers brouillé fait d’impressions, de sensations, d’images fugitives.
Cependant deux courants prirent forme : celui qui affirmait que le langage est à la base de la construction de la pensée, et un autre, opposé, qui argumentait que le langage n’est pas indispensable à la pensée.
Prenons d’abord le premier aspect, le langage qui produit la pensée et analysons ses conséquences.
Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique contemporaine, affirmait en 1916 que : « Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.»
Cette affirmation rejoint complètement celle de Wittgenstein, publiée dans son célèbre « Tractus » en 1921.
Selon Jean Piaget, chez l’enfant entre 0 et 2 ans, l’acquisition de la pensée est subordonnée à l’acquisition du langage. Son environnement est constitué par des stimuli d’ordre sensoriel ou moteur. Son monde est une sorte de nébuleuse constituée de couleurs, mouvements, sensations qu’il ne sait pas distinguer ou plutôt catégoriser, autrement dit, il se borne à intégrer les objets.
Et pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit totalement démuni par rapport à son environnement envahissant : il sait reconnaitre la voix maternelle, connaissance acquise déjà dans le stade intra -utérin, il fait aussi la distinction entre ce qui lui procure satisfaction et ce qui lui est désagréable.
Mais, selon Piaget, la véritable pensée débute aux alentours de 2 ans avec l’apparition de la « fonction symbolique » ou sémiotique, qui lui permettra de mettre une « distance » entre lui et le monde qui l’entoure. Il sera capable cependant d’imaginer les objets en leur absence, les faire revenir et trancher parmi les données immédiates de la conscience. On peut parler désormais de la naissance d’un langage que l’enfant commencera à s’approprier très vite faisant appel d’abord à l’“imitation représentative”, c’est-à-dire qu’il va utiliser son « stock » d’images impressionnant pour l’organiser en fonction des signifiants, autrement dit, il commencera la construction de sa pensée.
Mais, comme on l’affirmait ci-dessus, il existe aussi une autre conception de la pensée, celle en l’absence du langage. Les recherches en psychologie cognitive, menée depuis les années 1980, allaient démontrer que les nourrissons disposent, bien avant l’apparition du langage, d’une vision du monde plus ordonnée qu’on ne le croyait jusque-là.
Des recherches menées dans les années 1970 ont fait un grand pas dans la façon d’envisager les relations entre langage et pensée. Les recherches dans la linguistique cognitive soutiennent en effet que les éléments constitutifs du langage – la grammaire et le lexique – dépendent de schémas mentaux préexistants. Autrement dit, ce n’est pas le langage qui structure la pensée, c’est la pensée qui façonne le langage.
Si on regarde une planche sur laquelle on voit les images de toutes les espèces de dinosaures connus, il est difficile de retenir les noms scientifiques de chacun. Mais en regardant un documentaire sur les dinosaures on peut bien penser à telle ou telle espèce sans connaître son nom. D’une façon similaire on apprend aux enfants les différents animaux par le biais des livres d’images.
Noam Chomsky, le fondateur de la linguistique générative (qui stipule, entre autres que le langage a une origine innée) , soutiendra que les mots prennent sens à partir des schémas mentaux sur lesquels ils sont greffés.
Selon la sémantique cognitive, les structures de la grammaire ne reposent pas sur les lois internes au langage, mais dérivent de catégories mentales plus profondes, notamment des représentations spatiales.
On dit « haut comme une montagne », profond « comme la mer », etc.
Voilà d’ailleurs comment s’expliquent les métaphores en tant que traits sous-jacents qui forment la trame des mots et leur donnent sens.
Ces approches psychologiques du langage ont donc renversé le rapport entre langage et pensée.
Un autre exemple signigicatifif de l’existence de la pensée en l’absence du langage est donné par l’exemple des enfants sauvages.
Ils sont, sans aucun doute, l’exemple le plus éloquent de pensée sans langage.
Dépossédés de tout environnement social humain, ces enfants ont été « élevés » en grande partie par des louves (voir l’histoire légendaire des fondateurs de Rome, Romulus et Rémus) et ils sont parvenus à survivre dans un milieu sauvage, loin de l’interaction avec les autre humains. Leur histoire triste après la capture, en l’occurrence leur incapacité de s’adapter et apprendre proprement soit le langage soit la lecture, en général ne pas pouvoir franchir l’écart entre le monde sauvage et celui des êtres « civilisés », montre non seulement l’existence de la pensée en l’absence du langage mais dans le même temps l’importance du milieu social sur la construction du langage humain.
Le même retard mental sur les capacités langagières a été observé dans les cas des individus isolés dès leur enfance et contraints de vivre sans aucune interaction humaine. Sans prendre en considération les aspects d’éthique ou d’éthologie (les enfants sauvages ont survécu grâce à l’empathie animale, plus précisément des louves qui ont joué le rôle de mère d’adoption) on peut se poser la question des limites à penser le monde à l’intérieur d’un système organisé autour du langage.
Bien que fait que la réponse reste floue encore, il est certain qu’on ne peut pas affirmer que la pensée se constitue autour du langage.
Un autre exemple :
Les cas de l’aphasie, une pathologie du langage, viennent encore témoigner qu’une pensée peut se dérouler en l’absence du langage.
Nous avons à présent l’aide de l’imagerie qui révèle que se sont les mêmes zones cérébrales qui interviennent, que le langage soit intériorisé ou extériorisé, fait qui a été montré par les expériences de Wise en 1991 et Rückert en 1999.
L’exemple des sourds-muets ou des dysphasiques constitue encore un dilemme pour les neuropsychologues.
Les enfants dysphasiques ne parlent pas et les causes sont souvent inconnues ou très difficile à évaluer. Un diagnostic d’autisme ou déficience mentale peut être posé avant trois ans mais il est nécessaire d’effectuer des tests auditifs et une analyse rigoureuse de la chaîne parlée, à partir de la perception des sons du langage, jusqu’à la manière dont les mouvements nécessaires à l’expression verbale sont faits.
Les enfants qui souffrent d’agnosie verbale ne parlent pas du tout ou très peu bien que le nerf auditif et les aires du cortex concernées par le langage aient une constitution normale.
Un autre exemple qu’on doit mettre en évidence est celui du syndrome d’héminégligence qui, à la suite d’une lésion cérébrale, fait ignorer à la personne atteinte de ce trouble l’existence de la partie gauche de son corps devenue insensible et paralysée. Les discours aberrants qui s’en suivent font vite l’analogie entre la verbalisation en dehors de toute pensée.
Dans ce groupe on peut aussi inclure les enfants qui présentent un trouble de la compréhension mais aucun trouble de la production verbale. Ils peuvent, par la suite, mémoriser des mots ou des phrases entières sans avoir la capacité d’analyse pour saisir le sens. Comme le tableau clinique de la dysphasie est très riche, on retiendra uniquement la partie qui nous concerne, notamment le fait que, malgré leur incapacité de parler, ils communiquent à travers les gestes, mimique, etc. minimisant ainsi le rôle du langage. Or il est manifeste que les aphasiques pensent et il est admis que l’intelligence des aphasiques est normale.
Pour conclure je pense que, selon l’approche pragmatique, le langage n’est ni le créateur de la pensée (comme le pensait Saussure) ni son reflet (comme le soutiennent les linguistiques cognitives): il est un médiateur qui déclenche des représentations.
Autrement dit, il sert à étiqueter comme une étiquette sur un bocal, sans pour autant nous expliquer la texture, l’odeur, ou le goût du contenu.
Ceci a d’importantes conséquences sur la façon d’envisager les relations entre langage et pensée. Le mot ne contient pas l’idée, il ne la reflète pas non plus, mais il l’induit. Quand on communique, on ne fait qu’induire une représentation. Tous les mots comportent de l’implicite, qu’il s’agit de décoder.
En un sens, le langage, comme outil de communication, est réducteur par rapport à la pensée qu’il représente. Mais en même temps, les mots ouvrent un champ plus large à la pensée, ce qui fait du langage un élément important pour l’enrichissement intellectuel et émotionnel.
Dans ce sens les conclusions du neuropsychologue Roger W. Sperry qui a reçu le prix Nobel sur ce sujet ne fait donc aucun doute que le cerveau puisse “performer” à un haut niveau sans utiliser le langage, naturellement en dehors des tâches linguistiques ou nécessitant le langage par leur nature ou leur présentation.
One response to “Le langage et la pensée”
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